Date: Mon, 26 Apr 1999 20:16:40 +0200 From: Bernard Lang Entretien avec le Docteur Bruce Alberts, Président de la National Academy of sciences (USA) Paru dans: La Lettre de l'Académie des Sciences et du Cadas, No 27, mars-avril 1999, page 10. [ CADAS : Conseil pour les Applications de l'Académie des sciences ] Entretien réalisé au cours de la rencontre entre l'Académie et l'Académie Nationale des sciences (USA) les 28 et 29 janvier 1999. [Extrait] Quels problèmes rencontrent les scientifiques aux Etats-Unis ? Lors d'une réunion à l'Académie à Washington, il y a quelques jours, nous avons débattu du problème de la propriété intellectuelle : le brevetage des séquences de l'ADN, et la privatisation de ce que nous appelons «les outils de recherche». La communauté scientifique et l'Académie sont très inquiètes du fait que beaucoup d'outils de base dont nous avons besoin pour faire des recherches sont liés par des brevets. Les droits sur la propriété intellectuelle empêchent les progrès de la science. Nous ne sommes pas contre la commercialisation qui amène des produits issus de la recherche scientifique publique sur le marché pour faire des bénéfices. Mais nous sommes contre les complications excessives créées par les avocats. Si à chaque fois que vous voulez faire une expérience, vous avez besoin d'un avocat pour négocier dans quelles conditions vous pouvez obtenir d'autres scientifiques les matières premières dont vous avez besoin, même si celles-ci ont été fabriquées avec des fonds publics, le poids de la bureaucratie freine l'avancée de la science. L'Académie se préoccupe beaucoup de ce qu'il est possible de faire pour laisser la porte ouverte à un libre échange des outils de recherche entre les scientifiques. Par exemple, il y a un brevet qui revendique les droits sur toute souris qui a été préparée pour être sensible au cancer. Le service des brevets américain a commis une grave erreur, en accordant un brevet qui semble couvrir toutes les souris de ce type, plutôt que les souris particulières qui ont été produites par le candidat au brevet. Nous avons plusieurs moyens de fabriquer de telles souris, et elles sont des outils très importants pour étudier les thérapies contre le cancer, préventives ou curatives. Dans tous le pays, des chercheurs nous ont informé que leurs travaux sont entravés par ce brevet et que le progrès de la recherche contre le cancer est retardé. On ne devrait pas accorder de brevets pour des techniques, ou des idées, dans des termes qui compliquent le travail des chercheurs. Je suis très inquiet face à la sur-privatisation de la science, à l'importance exagérée accordée à la propriété intellectuelle, et de l'usage qu'on en a fait, qui aboutit à un enlisement des progrès scientifiques dans la bureaucratie. ----- Commentaire (Bernard Lang) Ce phenomène de la privatisation de la connaissance scientifique et de ses outils est effectivement omniprésent et inquiétant : brevets, privatisation des bases de données scientifiques, privatisation de la littérature scientifique, etc... L'inquiétude du président de l'Académie des sciences des USA est très justifiée. Si l'on en revient au développement des ressources logicielles, qui nous intéresse plus spécifiquement, les remarques de Bruce Alberts restent fondées. L'expérience des logiciels libres, et les diverses analyses qui en ont été faites (comme par exemple l'essai d'Eric Raymond, "la Cathédrale et le bazar") montrent que le developpement du logiciel est plus proche du développement scientifique que du développement industriel. C'est un constat d'expérience, et que j'ai moi-même expliqué aussi par le fait que les logiciels sont des objets de même nature que les preuves mathématiques (il s'agit là d'un fait technique et non d'une analogie). Il est donc naturel d'en déduire que les mécanismes et les structures juridico/bureaucratiques qui enlisent la recherche scientifique vont enliser de même le développement des ressources logicielles. Et c'est ce que l'on constate bien à l'expérience de ces dernières années qui ont vu les logiciels libres se développer mieux et plus vite que les logiciels propriétaires, pour le plus grand bénéfice des utilisateurs - principalement des entreprises à ce jour, contrairement à ce que l'on dit souvent - et donc pour une meilleure croissance de notre économie. On ne saurait donc que s'inquiéter des tentatives de développer sans contrôle dans le monde du logiciel les mécanismes, les brevets par exemple, qui ont déjà montré leur nocivité en entravant le développement d'autres disciplines scientifiques. -------------------------- -- Bernard.Lang@inria.fr ,_ /\o \o/ Tel +33 (1) 3963 5644 http://pauillac.inria.fr/~lang/ ^^^^^^^^^^^^^^^^^ Fax +33 (1) 3963 5469 INRIA / B.P. 105 / 78153 Le Chesnay CEDEX / France Je n'exprime que mon opinion - I express only my opinion CAGED BEHIND WINDOWS or FREE WITH LINUX